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n'ôte rien, et j'établis plus que je ne détruis. D'ailleurs le peuple aura toujours une religion positive, fondée sur l'autorité des hommes; et il est impossible que, sur mon ouvrage, le peuple de Genève en préfère une autre à celle qu'il a. Quant aux miracles, ils ne sont pas tellement liés à cette autorité qu'on ne puisse les en détacher à certain point; et cette séparation est très importante à faire, afin qu'un peuple religieux ne soit pas à la discrétion des fourbes et des novateurs; car, quand vous ne tenez le peuple que par les miracles, vous ne tenez rien. Ou je me trompe fort, ou ceux sur qui mon livre feroit quelque impression, parmi le peuple, en seroient beaucoup plus gens de bien, et n'en seroient guère moins chrétiens, ou plutôt ils le seroient plus essentiellement. Je suis donc persuadé que le seul mauvais effet que pourra faire mon livre parmi les nôtres sera contre moi, et même je ne doute point que les plus incrédules ne soufflent encore plus le feu que les dévots: mais cette considération ne m'a jamais retenu de faire ce que j'ai cru bon et utile. Il y a long-temps que j'ai mis les hommes au pis; et puis je vois très bien que cela ne fera que démasquer des haines qui couvent; autant vaut les mettre à leur aise. Pouvez-vous croire que je ne m'aperçoive pas que ma réputation blesse les yeux de mes concitoyens, et que si Jean-Jacques n'étoit pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté? Il n'y a pas une ville de l'Europe dont il ne me vienne des visites à Montmorency, mais on n'y aperçoit jamais la trace d'un Genevois; et quand il y en est venu quelqu'un, ce n'a jamais été que des disciples de Voltaire, qui ne

XVIII.

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sont venus que comme espions. Voilà, très cher concitoyen, la véritable raison qui m'empêchera de jamais me retirer à Genève; un seul haineux empoisonneroit tout le plaisir d'y trouver quelques amis. J'aime trop ma patrie pour supporter de m'y voir haï : il vaut mieux vivre et mourir en exil. Dites-moi donc ce que je risque. Les bons sont à l'épreuve, et les autres me haïssent déjà. Ils prendront ce prétexte pour se montrer, et je saurai du moins à qui j'ai affaire. Du reste nous n'en serons pas sitôt à la peine. Je vois moins clair que jamais dans le sort de mon livre; c'est un abîme de mystère où je ne saurois pénétrer. Cependant il est payé, du moins en partie, et il me semble que, dans les actions des hommes, il faut toujours, en dernier ressort, remonter à la loi de l'intérêt. Attendons.

Le Contrat social est imprimé, et vous en recevrez, par l'envoi de Rey, douze exemplaires, franc de port, comme j'espère; sinon vous aurez la bonté de m'envoyer la note de vos déboursés. Voici la distribution que je vous prie de vouloir bien faire des onze qui vous resteront, le vôtre prélevé.

Un à la bibliothèque, etc.

A propos de la bibliothèque, ne sachant point le nom des messieurs qui en sont chargés à présent, et par conséquent ne pouvant leur écrire, je vous prie de vouloir bien leur dire de ma part que je suis chargé, par M. le maréchal de Luxembourg, d'un présent pour la bibliothèque. C'est un exemplaire de la magnifique édition des Fables de La Fontaine, avec des figures d'Oudry, en quatre volumes in-folio. Ce beau

livre est actuellement entre mes mains, et ces messieurs le feront retirer quand il leur plaira. S'ils jugent à propos d'en écrire une lettre de remerciement à M. le maréchal, je crois qu'ils feroient une chose convenable. Adieu, cher concitoyen; ma feuille est finie, et je ne sais finir avec vous que comme cela. Je vous embrasse.

P. S. Vous verrez que cette lettre est écrite à deux reprises, parceque je me suis fait une blessure à la main droite, qui m'a long-temps empêché de tenir la plume. C'est avec regret que je vous fais coûter un si gros port, mais vous l'avez voulu.

295.-A MM. DE LA SOCIÉTÉ ÉCONOMIQUE

DE BERNE.

Montmorency, le 29 avril 1762.

Vous êtes moins inconnus, messieurs, que vous ne pensez, et il faut que votre société ne manque pas de célébrité dans le monde, puisque le bruit en est parvenu dans cet asile à un homme qui n'a plus aucun commerce avec les gens de lettres. Vous vous montrez par un côté si intéressant, que votre projet ne peut manquer d'exciter le public, et surtout les honnêtes gens, à vouloir vous connoître; et pourquoi voulezvous dérober aux hommes le spectacle si touchant et si rare dans notre siècle de vrais citoyens aimant leurs frères et leurs semblables, et s'occupant sincèrement du bonheur de la patrie et du genre humain?

Quelque beau cependant que soit votre plan, et

quelques talents que vous ayez pour l'exécuter, ne vous flattez pas d'un succès qui réponde entièrement à vos vues. Les préjugés qui ne tiennent qu'à l'erreur se peuvent détruire, mais ceux qui sont fondés sur nos vices ne tomberont qu'avec eux. Vous voulez commencer par apprendre aux hommes la vérité pour les rendre sages; et, tout au contraire, il faudroit d'abord les rendre sages pour leur faire aimer la vérité. La vérité n'a presque jamais rien fait dans le monde, parceque les hommes se conduisent toujours plus par leurs passions que par leurs lumières, et qu'ils font le mal, approuvant le bien. Le siècle où nous vivons est des plus éclairés, même en morale: est-il des meilleurs? Les livres ne sont bons à rien; j'en dis autant des académies et des sociétés littéraires; on ne donne jamais, à ce qui en sort d'utile, qu'une approbation stérile sans cela, la nation qui a produit les Fénélon, les Montesquieu, les Mirabeau, ne seroit-elle pas la mieux conduite et la plus heureuse de la terre? En vaut-elle mieux depuis les écrits de ces grands hommes, et un seul abus a-t-il été redressé sur leurs maximes? Ne vous flattez pas de faire plus qu'ils n'ont fait. Non, messieurs, vous pourrez instruire les peuples, mais vous ne les rendrez ni meilleurs ni plus heureux. C'est une des choses qui m'ont le plus découragé durant ma courte carrière littéraire, de sentir que, même me supposant tous les talents dont j'avois besoin, j'attaquerois sans fruit des erreurs funestes, et que, quand je les pourrois vaincre, les choses n'en iroient pas mieux. J'ai quelquefois charmé mes maux en satisfaisant mon cœur, mais sans m'en imposer sur

l'effet de mes soins. Plusieurs m'ont lu, quelques uns m'ont approuvé même; et, comme je l'avois prévu, tous sont restés ce qu'ils étoient auparavant. Messieurs, vous direz mieux et davantage, mais vous n'aurez pas un meilleur succès; et, au lieu du bien public que vous cherchez, vous ne trouverez que la gloire que vous semblez craindre.

Quoi qu'il en soit, je ne puis qu'être sensible à l'honneur que vous me faites de m'associer en quelque sorte, par votre correspondance, à de si nobles travaux. Mais, en me la proposant, vous ignoriez sans doute que vous vous adressiez à un pauvre malade qui, après avoir essayé dix ans du triste métier d'auteur, pour lequel il n'étoit point fait, y renonce dans la joie de son cœur, et, après avoir eu l'honneur d'entrer en lice avec respect, mais en homme libre, contre une tête couronnée, ose dire, en quittant la plume pour ne la jamais reprendre :

Victor cæstus artemque repono.

Mais sans aspirer aux prix donnés par votre munificence, j'en trouverai toujours un très grand dans l'honneur de votre estime; et si vous me jugez digne de votre correspondance, je ne refuse point de l'entretenir, autant que mon état, ma retraite et mes lumières pourront le permettre; et, pour commencer par ce que vous exigez de moi, je vous dirai que votre plan, quoique très bien fait, me paroît généraliser un peu trop les idées, et tourner trop vers la métaphysique des recherches, qui deviendroient plus utiles, selon vos vues, si elles avoient des applications pra

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