Графични страници
PDF файл
ePub

Balzac et les aquarelles d'Eugène Lami. Pareillement, quand nous lisons une tragédie grecque, notre premier soin doit être de nous figurer des Grecs, c'est-à-dire des hommes qui vivent à demi nus, dans des gymnases ou sur des places publiques, sous un ciel éclatant, en face des plus fins et des plus nobles paysages, occupés à se faire un corps agile et fort, à converser, à discuter, à voter, à exécuter des pirateries patriotiques, du reste oisifs et sobres, ayant pour ameublement trois cruches dans leur maison, et pour provisions deux anchois dans une jarre d'huile, servis par des esclaves qui leur laissent le loisir de cultiver leur esprit et d'exercer leurs membres, sans autre souci que le désir d'avoir la plus belle ville, les plus belles processions, les plus belles idées et les plus beaux hommes. Làdessus une statue comme le Méléagre ou le Thésée du Parthénon, ou bien encore la vue de cette Méditerranée lustrée et bleue comme une tunique de soie et de laquelle sortent les îles comme des corps de marbre, avec cela vingt phrases choisies dans Platon et Aristophane vous instruiront beaucoup plus que la multitude des dissertations et des commentaires. Pareillement encore, pour entendre un Pourana indien, commencez par vous figurer le père de famille qui, «< ayant vu un fils sur les genoux de son fils » se retire, selon la loi, dans la solitude, avec une hache et un vase, sous un bananier au bord d'un ruisseau, cesse de parler, multiplie ses jeûnes, se tient nu entre quatre feux, et sous le cinquième

feu, j'entends le terrible soleil dévorateur et rénovateur incessant de toutes les choses vivantes; qui, tour à tour, et pendant des semaines entières, maintient son imagination fixée sur le pied de Brahma, puis sur le genou, puis sur la cuisse, puis sur le nombril, et ainsi de suite jusqu'à ce que, sous l'effort de cette méditation intense, les hallucinations paraissent, jusqu'à ce que toutes les formes de l'être, brouillées et transformées l'une dans, l'autre, oscillent à travers cette tête emportée par le vertige, jusqu'à ce que l'homme immobile, retenant sa respiration, les yeux fixes, voie l'univers s'évanouir comme une fumée au-dessus de l'Être universel et vide, dans lequel il aspire à s'abîmer. A cet égard, un voyage dans l'Inde serait le meilleur enseignement; faute de mieux, les récits des voyageurs, des livres de géographie, de botanique et d'ethnologie tiendront la place. En tout cas, la recherche doit être la même. Une langue, une législation, un catéchisme n'est jamais qu'une chose abstraite; la chose complète, c'est l'homme agissant, l'homme corporel et visible, qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille; laissez là la théorie des constitutions et de leur mécanisme, des religions et de leur système, et tâchez de voir les hommes à leur atelier, dans leurs bureaux, dans leurs champs avec leur ciel, leur sol, leurs maisons, leurs habits, leurs cultures, leurs repas, comme vous le faites, lorsque, débarquant en Angleterre ou en Italie, vous regardez les visages et les gestes, les trottoirs et les

tavernes, le citadin qui se promène et l'ouvrier qui boit. Notre grand souci doit être de suppléer, autant que possible, à l'observation présente, personnelle, directe et sensible, que nous ne pouvons plus pratiquer car elle est la seule voie qui fasse con -naître l'homme; rendons-nous le passé présent; pour juger une chose, il faut qu'elle soit présente; il n'y a pas d'expérience des objets absents. Sans doute, cette reconstruction est toujours incomplète; elle ne peut donner lieu qu'à des jugements incomplets; mais il faut s'y résigner; mieux vaut une connaissance mutilée qu'une connaissance nulle ou fausse, et il n'y a d'autre moyen pour connaître à peu près les actions d'autrefois, que de voir à peu près les hommes d'autrefois.

Ceci est le premier pas en histoire; on l'a fait en Europe à la renaissance de l'imagination, à la fin du siècle dernier, avec Lessing, Walter Scott; un peu plus tard en France avec Chateaubriand, Augustin Thierry, M. Michelet et tant d'autres. Voici maintenant le second pas.

II

Quand vous observez avec vos yeux l'homme vi

sible, qu'y cherchez-vous? L'homme invisible. Ces

L'homme corn'est qu'un indice

porel et visible

au moyen duquel

paroles qui arrivent à votre oreille, ces gestes, ces on doit étudier

l'homme invisible

airs de tête, ces vêtements, ces actions et ces œuvres et intérieur. sensibles de tout genre, ne sont pour vous que des expressions; quelque chose s'y exprime, une âme.

Il y a un homme intérieur caché sous l'homme extérieur, et le second ne fait que manifester le premier. Vous regardez sa maison, ses meubles et son costume; c'est pour y chercher les traces de . ses habitudes et de ses goûts, le degré de son élégance ou de sa rusticité, de sa prodigalité ou de son économie, de sa sottise ou de sa finesse. Vous écoutez sa conversation, et vous notez ses inflexions de voix, ses changements d'attitudes; c'est pour juger de sa verve, de son abandon et de sa gaieté, ou de son énergie et de sa roideur. Vous considérez ses écrits, ses œuvres d'art, ses entreprises d'argent ou de politique; c'est pour mesurer la portée et les limites de son intelligence, de son invention et de 'son sang-froid, pour découvrir quel est l'ordre, l'espèce et la puissance habituelle de ses idées, de quelle façon il pense et se résout. Tous ces dehors ne sont que des avenues qui se réunissent en un centre, et vous ne vous y engagez que pour arriver à ce centre; là est l'homme véritable, j'entends le groupe de facultés et de sentiments que produit le reste. Voilà un nouveau monde, monde infini, car chaque action visible traîne derrière soi une suite infinie de raisonnements, d'émotions, de sensations anciennes ou récentes, qui ont contribué à la soulever jusqu'à la lumière, et qui, semblables à ces longues roches profondément enfoncées dans le sol, atteignent en elle leur extrémité et leur affleurement. C'est ce monde souterrain qui est le second objet, l'objet propre de l'historien. Quand son édu

cation critique est suffisante, il est capable de démêler sous chaque ornement d'une architecture, sous chaque trait d'un tableau, sous chaque phrase d'un écrit, le sentiment particulier d'où l'ornement, le trait, la phrase sont sortis; il assiste au drame intérieur qui s'est accompli dans l'artiste ou dans l'écrivain; le choix des mots, la brièveté ou la longueur des périodes, l'espèce des métaphores, l'accent du vers, l'ordre du raisonnement, tout lui est un indice; tandis que ses yeux lisent un texte, son âme et son esprit suivent le déroulement continu et la série changeante des émotions et des conceptions dont ce texte est issu; il en fait la psychologie. Si vous voulez observer cette opération, regardez le promoteur et le modèle de toute la grande culture contemporaine, Goethe, qui, avant d'écrire son Iphigénie, emploie des journées à dessiner les plus parfaites statues, et qui, enfin, les yeux remplis par les nobles formes du paysage antique, et l'esprit pénétré des beautés harmonieuses de la vie antique, parvient à reproduire si exactement en lui-même les habitudes et les penchants de l'imagination grecque, qu'il donne une sœur presque jumelle à l'Antigone de Sophocle et aux déesses de Phidias. Cette divination précise et prouvée des sentiments évanouis a, de nos jours, renouvelé l'histoire; on l'ignorait presque entièrement au siècle dernier; on se représentait les hommes de toute race et de tout siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l'Indou, l'homme de la Renaissance et l'homme

« ПредишнаНапред »